Une interview avec David Chaum, le père des cyber-dollars

"A chaque fois que l'on observe la mise en place d'une dictature, les citoyens trouvent les moyens de passer outre les interdictions et de la combattre..."

Cette interview a été réalisée il y a maintenant environ un an et demi
(au 07/11/98)
pour un autre support qui, de toutes façons, ne sait même pas qu'il l'a publié... Nous vous l'offrons ici afin de mettre en perspective les problèmes financiers actuels de DigiCash.

David Chaum est le fondateur de DigiCash. Il est également l'inventeur des cyber-bucks (dollars virtuels). Ceux-ci permettent d'utiliser du cash comme moyen de paiement sur un réseau ouvert. A la différence des autres systèmes, les cyber-dollars de David Chaum ne sont pas traçables (sauf si la justice le demande...). Jusqu'ici, quelques grandes banques dans le monde ont accepté de lancer des pilotes. Premier problème, les établissements bancaires font payer ce service. Ce qui implique, pour les clients, qu'ils vont payer pour obtenir du liquide... De plus, il semble clair que les autorités voient d'un mauvais oeil l'arrivée d'un tel moyen de paiement.
David Chaum est par ailleurs, une personnalité dans le monde de la cryptographie. A ce titre, il porte un regard particulier sur Internet et le développement du commerce électronique.

- Kitetoa : L'arrivée d'entreprises et du grand public sur Internet est-elle une bonne chose ?

- David Chaum : Internet est devenu une sorte de lieu public en ce sens qu'il appartient plus ou moins à tout le monde. C'est un système économique particulier. Disons qu'initialement il a semblé logique que l'on puisse utiliser une bande passante libre. Cela n'avait pas de coût en soi. L'arrivée du système économique réel, avec ses entreprise et leur naturelle logique de profits n'est pas une mauvaise chose en soi puisqu'elle contribue au développement de la bande passante par l'investissement dans l'infrastructure du réseau.

- Comment analyser le difficile mariage entre un réseau qui dispose de ses propres règles et une économie réelle de type capitaliste ? Que va-t-il émerger de cette liaison ?

- Comme je vous l'ai dit, ce n'est pas une mauvaise chose. On peut difficilement faire des prévisions sur le développement d'un nouveau media. C'est un peu comme pour l'arrivée de la télévision ou de la radio. Nous devons réfléchir et avoir un regard neuf afin de tenter d'inventer de nouvelles structures, de nouveaux rapports entre les partenaires économiques qui se côtoient sur le réseau. Il faut du temps pour mesurer les impacts d'un nouveau media sur la société. La réalité qui naîtra de cette alliance, de ce nouveau media, apparaîtra plus tard.

- Les gouvernements, mais également les organisations internationales souhaitent conserver un contrôle sur ce réseau qui met en danger certains de leurs "droits régaliens". Qu'en pensez-vous ?

- Je crois que les gouvernements tentent de s'adapter à un nouveau media avec les mêmes moyens que dans la réalité. C'est un peu comme ces tentatives récurrentes de basculer dans le monde digital des solutions qui marchent dans le monde réel. Je pense aux signatures électroniques. Elles ne peuvent prendre la forme d'une signature classique... Il est impossible pour les gouvernements de conserver longtemps un contrôle draconien sur un certain nombre de choses. Comme la cryptographie. Ce serait idiot de penser que l'on peut tout contrôler, surtout sur un media comme Internet. Je pense même qu'il est essentiel que l'on réfléchisse avec un regard neuf pour tenter de construire un environnement aux effets bénéfiques. Il faut que le réseau soit utilisé - par exemple - pour accroître la communication, faciliter l'éducation, développer la démocratie et la liberté d'expression. En clair, il faut mettre en place de nouveaux principes, adaptés à un nouveau media.

- Mais la volonté de contrôle des autorités semble légitime...

- Dans certains cas elle l'est. Mais à trop vouloir contrôler et à trop interdire, on risque de développer des comportements contraires à ce qui est souhaité, ce qui aurait des effets néfastes sur le développement du réseau. De fait, à chaque fois que l'on observe la mise en place d'une dictature, les citoyens trouvent les moyens de passer outre les interdictions et de la combattre.

- Comment voyez-vous les rapports entre la culture "underground" issue des premiers connectés à Internet et la culture "marchande" de ceux qui sont désormais majoritaires ?

Il faut laisser se développer une structure ouverte qui laissera le champ à l'investissement et au développement Cela permettra d'avoir d'un côté une "majorité" avançant vers ce que nous venons de décrire, plus de démocratie, plus de développement et de l'autre, un "underground" qui agira comme une sorte de contre-pouvoir normal, une sorte de chien de garde, si la majorité devait "dériver". Quoi qu'il en soit, si la dite majorité avance vers une prise en compte des souhaits de "l'underground", celui-ci verra l'intérêt de son existence plus ou moins compromis.

- Comment analysez-vous le bruit qui est régulièrement orchestré autour des problèmes de sécurité sur Internet ?

- Je pense que c'est la partie émergée de l'iceberg. De fait, des problèmes bien plus graves, parfois sur des réseaux propriétaires, sont passés sous silence. De plus, ceux qui parlent de ces incidents ne savent généralement pas analyser techniquement ce qui s'est passé. La plupart du temps, ce sont des techniques très peu sophistiquées. Cela fait partie du folklore selon lequel tout système est vulnérable, la mythologie liée à l'inconnu. La cryptographie est l'un des moyens de faire émerger des choses positives sur le réseau et notamment dans ce domaine.